2000 - La famille Chapalo au Burkina Faso
Je viens d’aller chercher la mama pour le repas… On est tous à la recherche d’une assiette, aujourd’hui, chacun se débrouille, trouve sa pitance et lave son assiette de plastique et sa cuillère en alu de culasse de voiture.
14 heures : Olivier vient juste de ramener les manchons des poignets de l’homme ; les filles, Magali et son assistant délégué Salim, collent ses cheveux ; normalement, ça devrait être sec à temps.
Une mauvaise nouvelle vient de tomber, encore sous le couvert, ce n’est pas à nous d’en parler : dans le village où l’on doit aller jouer demain, Ouri, à trente kilomètres de là, il se trouve que le « vieux » est mort hier soir… Pas à Ouri, mais à Dakar, où il officiait, alors qu’il est le père, le frère, le tonton, le parrain de presque la moitié du village, des constructeurs, musiciens, manipulateurs qui sont avec nous, et pour qui le spectacle chez eux, la fête et l’accueil qu’ils nous réservaient étaient bien sûr d’une importance capitale… C’est un peu la consternation dans les rangs, mais bon, on verra après le spectacle de Boromo…
À la sortie du musée, les alentours ont été nettoyés, Benoît s’est mis sur le coup avec les jeunes qui traînaient dans le coin, curieux… Parallèlement, il a fait des allers-retours avec la 405 pour chercher les bancs de la mairie, et finalement la sono du DJ local est installée, pour le speech de remerciements à tous les intervenants de Christophe. Moi, je sors d’une sieste écourtée, et il faut bien y aller : les artistes Tapson et Yacouba sont encore à peindre le bonnet de Vigoureux, qui lui donne franchement une tête de musulman ; Christophe lui colle une moustache de tzigane, et Magali d’un autre côté accroche les boucles d’oreille de Consensuelle.
Et chacun se met en place, Olivier chausse le harnais de la dame, Emma est derrière au contrôle du chariot, Numassi se charge de Vigoureux… Et on sort… les premiers pas en dehors du Piamet sont un peu hésitant, les musiciens n’ont pas encore vraiment saisi l’importance de ce qu’ils apportent, et tout à coup un roulement de percus s’emballe, Olivier le saisit au vol et commence à se démener comme un diable, et les bras et les mains et les hanches de Consensuelle prennent l’ampleur de l’espace et la foule amassée sur les bancs se lève et prend le pas derrière les marionnettes qui se dirigent vers la ville : c’est une espèce de procession qui se met en marche vers le centre de Boromo, à travers les champs de mil moissonnés et sur les chemins qui mènent aux puits alentours ; et les piétinements lèvent une immense poussière qui enveloppe le convoi, le soleil est derrière nous, et quand on se retourne dans la course pour regarder, parce que les marionnettes cavalent, l’image de ces géants en contre-jour au-dessus de la foule des mômes, des jeunes et des moins jeunes est hallucinante.
Le grand tam-tam, au moins un mètre cinquante de circonférence, a été juché sur le tricycle qui sert à amener le fut de deux cents litres d’eau au Piamet, et il crapahute sur les bosses du chemin ; le balafoniste, avec son instrument portable, gesticule autour des marionnettes, et les percus se sont prises au jeu, à coups d’appels du pied sur des rythmes de transe, et de séquences plus douces qui permettent de parcourir un peu de distance, on a quand même un bon kilomètre à se faire. Tout à coup, Noumassi donne des signes de faiblesse, c’est vrai que la marionnette n’est pas portée, mais il faut quand même se la traîner, et en tout terrain, ce n’est pas de tout repos… Emma vient à son secours et passe les bretelles du harnais, pendant qu’Olivier laisse sa place à Binecou… Et ce sont eux qui vont mener la danse jusqu’à l’autogare, centre névralgique de Boromo, gare routière importante sur la route Bobo-Ouaga.
Au milieu de l’autogare, ou quotidiennement et à toute heure s’arrêtent les bus internationaux et les taxis-brousses locaux, un immense semi-remorque d’un autre âge semble abandonné… Idéal pour les deux marionnettes qui commencent à tourner autour, dans un jeu de cache-cache qui s’accélère… Du coup le flot de personnes qu’elles entraînaient ne sait dans quel sens les retrouver, et les voyageurs, les commerçants, les buveurs et les mangeurs, les chauffeurs et les curieux et les mendiants qui sont du lieu s’ajoutant, en un instant la confusion est indescriptible… Les mômes ne savent plus où donner de la tête, avec les vieilles gens qui restent plutôt à l’écart, et les filles Cita, Téné, Aiwa qui nous distribuent des calebasses pleines de chapalo, et les musiciens entrent dans une sorte de frénésie avec des danseurs qui s’improvisent, et toujours la lumière et la poussière.
Et puis il faut rentrer, il faut ramener les marionnettes au bercail, éreintés. À l’arrivée devant le Piamet, on a encore une foule d’aficionados derrière nous, et je prends les bretelles de Vigoureux, les musiciens me font l’honneur d’un extra de vitalité, et je danse, dix minutes pas plus, pour le plaisir.
Le spectacle est fini, on se retrouve à l’intérieur de l’enceinte, certains d’entre nous sont exténués, surtout ceux qui ont fait le retour, ce qui n’empêche pas les sourires et les clins d’œil de fuser, il faut le dire, chacun dans l’équipe irradie d’un bonheur intense, peut-être d’avoir donné, un instant, une grandeur insoupçonnable à Boromo.
« On ne démonte pas », dit Christophe… On se concerte avec Olivier et quelques-uns, pas de nouvelles d’Ouri, alors que l’alternative reste d’aller jouer le lendemain à Omboro, un village de brousse tout près que Christophe affectionne particulièrement, ou alors essayer de s’inscrire pour la clôture des Nuits atypique de Koudougou, à cent kilomètres de là ; à voir mais on n’est pas chauds.
Au matin à la première heure c’est le coup de théâtre : un messager me réveille au musée pour m’avertir qu’on a appelé chez Bomavé depuis Ouri. Nous pouvons venir jouer aujourd’hui, nous sommes attendus : le cadavre indispensable aux cérémonies est coincé à Abidjan, en transit pour Ouagadougou… Vite fait dans la matinée on s’organise : normalement, on avait prévu de démonter complètement les marionnettes, structures nues d’un côté, costumes, mains et têtes, plus les paniers tressés en lots séparés de l’autre, et de caser tout ça sur les deux galeries, plus transporter les gens en deux voyages, une vingtaine de personnes en tout, musiciens et tout le monde qui a bossé sur l’histoire en quelque sorte… Au moment de s’attaquer au démontage soudain se pointe un superbe petit camion bleu, avec une galerie de transport de gros, et on n’hésite pas ; Christophe négocie vite fait, on éclate le budget transport mais, bon, en un rien de temps les deux marionnettes sont hissées quasiment entières, moins les têtes en somme, en élévation sur le haut de la galerie… On installe deux bancs sur le plateau en dessous, et derrière les têtes et les instruments tout le monde s’engouffre, avec quelques grappes humaines accrochées qui dépassent à l’extérieur pour finir… Quand le camion rejoint le goudron, ça tape sur les percus et la carrosserie, le balafon balafone à donf, les filles Magali et Malika sont comme des étendards sur le toit de la cabine, ça chante en chœur et le départ pour Ouri ne passe pas inaperçu quand on dépasse l’autogare pour quitter Boromo.
Trente kilomètres de piste et on arrive dans ce fameux village de forgerons, qui a de ce fait une dimension particulière dans la région ; il est le fief de la famille de Bomavé, avec Tankien et les autres frères, tous forgerons ou sculpteurs. Évidemment notre incursion dans le dédale des maisons de terre provoque la surprise et un attroupement instantané : les vielles gens ont un sourire malicieux aux lèvres et les mômes restent muets de stupéfaction quand ils voient descendre du camion des têtes énormes et des espèces de grands monstres. On stocke tout ça contre un mur pour le moment et on n’hésite pas dans l’instant à attaquer la réserve de cent litres de chapalo que Christophe a commandé… Ça va être chaud. L’équipe et tous ceux qui sont parvenus à nous suivre se reposent (ou se chauffent, comme on veut) à l’ombre des nimiers de la grande cour familiale ; dans un coin recouvert de copeaux ça sculpte, à l’autre bout une simple pièce qui abrite les canaris de chapalo, avec quelques bancs dehors et c’est le cabaret, alors que les animaux chèvres porcs poules chien et pintades croisent de partout. Le riz gras qui se prépare en notre honneur se fait attendre, c’est pas grave on va reprendre une calebasse…
Et tout à coup, on se décide, on s’engage dans la ruelle derrière la cour et tout de suite il y en a deux sur le toit de la maison pour enquiller costumes et têtes ; au sol ça devient impraticable tellement il y a de monde dans ce passage étroit et deux ou trois du village sont obligés de se démener pour laisser passer un peu d’air…
Le vannier fait les dernières réparations sur les paniers qui ont un peu souffert du transport, les mains s’accrochent, on règle les hauteurs des harnais sur les volontaires du village pour manipuler, et tout à coup on est prêts. Encore une bousculade pour percer une sortie et, d’un seul mouvement, les marionnettes s’ébranlent, c’est-à-dire que ces deux géants se frayent un passage en écartant les bras pour passer les mains au-dessus des toits. C’est un cri de stupeur et d’émerveillement qui nous accueille quand on débouche sur l’espace vide qui nous mène à la route, suivi immédiatement d’un déferlement de joie qui emporte tout le village… La route rouge de latérite, large entre les grands fromagers qui la borde, le soleil incandescent qui a entamé sa descente au loin, la lumière crue et belle, la poussière qui se soulève donnent de la consistance à l’atmosphère, et avec cette foule qui crie et gesticule de tous les côtés nous sommes transportés dans un monde merveilleux… Nous avons la chance de vivre ces instants éphémères de bonheur partagé… Pendant au moins deux heures ça danse ça chante, les musiciens font des appels frénétiques de percus qui accélèrent la danse, les marionnettes suivent, se prennent par l’épaule et puis nous font un « collé-serré » qui déclenche des hurlements, et puis à un moment on change de manipulateur, on s’aperçoit qu’une main se décroche, je rafistole, qu’il y a une sangle de harnais qui lâche, qu’une canne télescopique des mains refuse de rester en place, on répare en reprenant les calebasses de chapalo que les filles nous font passer, j’ai carrément l’image de Christophe en eau sous le harnais qui tend des lèvres goulues pour étancher sa soif tel le Christ…
La plupart des villageois nous raccompagnent jusqu’à la cour… On démonte et on charge dans les dernières lueurs du jour, on pousse le camion qui n’a pas de démarreur, les musiciens et les autres embarquent alors que nous restons pour la nuit dans la famille.
C’est fini. Les marionnettes vont rester au musée. Elles ressortiront peut-être en janvier lors des Rencontres internationales du Piamet. Chacun s’organise vite pour prendre son avion, excepté Magali, Malika et moi-même qui restons un peu encore, quelque part en Afrique.
Allez, bye-bye.
Stéphane Meppiel - Novembre 2000